L’économie sociale et solidaire: une troisième voie par Christophe Dunand

Article paru dans la revue Choisir, février 2010, p. 25-28: "L’économie sociale et solidaire (ESS) est une réalité encore discrète de l’économie suisse."

Comme partout en Europe, des centaines d’organisations produisent des biens et des services sans être ni des entreprises à but lucratif ni des services publics. Cet article a pour but de montrer que l’ESS, adossée sur des valeurs humanistes et écologiques fortes, représente une troisième voie économique durable, par rapport au capitalisme dérégulé et aux dernières survivances du communisme.[i]

Les entreprises de l’ESS placent l’être humain au centre de leur activité économique. Leurs valeurs articulent humanisme, responsabilité écologique et efficacité économique. Contrairement à plusieurs pays environnants, tels que la France, l’Italie, l’Espagne, mais aussi, le Brésil, l’Argentine et la Bolivie, l’économie sociale et solidaire (ESS) est encore peu organisée en Suisse. De fait, de nombreuses organisations/entreprises pratiquent sans le savoir, une économie sociale et solidaire. Pour Genève, on estime que près de 10 % de l’emploi salarié total fait déjà partie de l’ESS. En France voisine, où les statistiques sont beaucoup plus précises, l’Insee recense entre 12 et 14 % de l’emploi dans ce « tiers secteur ». L’ESS occupe ainsi une place plus importante qu’on ne le croit dans l’économie et la société de notre pays. Sa contribution au bien-être général est mal valorisée par les indicateurs économiques actuels.[ii]

A Genève, l’association pour la promotion de l’économie sociale et solidaire (ESS) a été créée en 2003. En 2006, elle s’est transformée en Chambre de l’ESS. Celle-ci compte actuellement plus de 240 organisations/entreprises membres.[iii] La Charte de l’ESS genevoise se résume en sept principes :

  •  être plutôt qu’avoir : priorité aux personnes ; l’économie n’est qu’un moyen pour produire des biens et services utiles à la société ;
  • chacun a une voix qui compte : les collaborateurs des entreprises de l’ESS ont voix au chapitre en assemblée générale (coopératives et associations) ;
  • produire pour vivre et non le contraire : assurer des modes de production et de consommation écologiquement durables ;
  • l’autonomie mais pas l’individualisme : faire partie de l’économie privée, sans pour autant partager des valeurs individualistes ;
  • l’intérêt collectif : la recherche de l’intérêt collectif prime sur le profit individuel ;
  • riches de nos différences : prohiber toute forme de discrimination, apprendre ensemble et rechercher les complémentarités ;
  • la cohérence : appliquer dans l’action les valeurs que l’on défend.


Concrètement

Sur le terrain, ces engagements se traduisent par des entreprises au sein desquelles la parité des salaires entre les hommes et les femmes tient de l’évidence. Les écarts salariaux sont incomparablement plus faibles (1 à 3 voire 1 à 6) que ceux des grandes banques helvétiques (1 à 500) : les entreprises ESS versent des salaires plus modestes aux dirigeants et généralement plus élevés pour les fonctions de base. Le but de l’entreprise est l’intérêt général. Au niveau économique, il s’agit d’atteindre l’équilibre et de financer le développement et les investissements éventuels, mais pas de maximiser le profit et la rémunération des actionnaires (but non lucratif ou à lucrativité limitée). La conservation des emplois est une priorité, tout comme la formation continue. Les processus de production sont les plus écologiques possibles.

Les formes juridiques dominantes en Suisse sont l’association, la fondation et la coopérative. La France et la Belgique ont mis en place des statuts juridiques plus adaptés aux réalités actuelles. Ces formes juridiques ne représentent cependant pas en soi un critère d’appartenance à l’ESS. Des SA et des SARL peuvent très bien en faire partie si elles mettent en œuvre des valeurs sociales et solidaires, si elles s’engagent à ne pas mettre en péril les équilibres écologiques et renoncent à maximiser leur profit. De même, toutes les organisations associatives et coopératives ne sont pas sociales et solidaires.

Les premières entreprises ESS sont nées dans le sillage du développement du capitalisme au XIXe siècle, en réaction aux conditions inhumaines qui prévalaient. Coopératives, mutuelles puis associations diverses se sont multipliées avec l’industrialisation. Initiées par des entrepreneurs guidés par des valeurs humanistes, et souvent chrétiennes, ou par des ouvriers révoltés par les conditions de travail, leur nombre a rapidement crû. Elles ne réussirent toutefois pas à construire une alternative au bipolarisme capitalisme - communisme qui domina longtemps.

La construction de l’Etat Providence s’est en partie réalisée par l’intégration d’innovations dues à des organisations de l’ESS (assurances diverses, mutuelles de santé, principes de sécurité sociale, services aux personnes notamment). Durant la même période, certaines entreprises sociales et solidaires se sont transformées en organisations à but lucratif (certaines coopératives de consommation et coopératives industrielles notamment).

Mais après cette période de relative stagnation, à partir des années ‘80, le chômage, les processus d’exclusion ainsi que les enjeux écologiques ont été les moteurs d’une nouvelle vague d’initiatives sociales et solidaires. La crise économique et écologique actuelle contribue à montrer que seule une économie guidée par des valeurs fortes, telle que l’ESS, pourra durer.

 Un système pour tous

On trouve en Suisse des acteurs de l’ESS dans tous les secteurs d’activités économiques, tel que l’habitat (coopératives d’habitation), les secteurs artisanal et industriel (p. ex. une coopérative d’imprimerie), le secteur agricole (les coopératives maraîchères), les services environnementaux (p. ex. des services de conservation de la biodiversité), les services aux personnes (entreprises d’insertion par l’économique, crèches, de soins à domiciles, etc.), les services divers (services informatiques, médias, transports, entretien, jardinage, etc.), l’éducation, l’enseignement et la formation des adultes, le commerce local et international équitable, la finance, les fonds de pension, les loisirs (activités culturelles, artistiques, sportives, restauration).

Les entreprises ESS les plus rares dans notre pays sont celles à forte intensité en capital, telles que dans la construction et l’industrie lourde. Mais en France et en Espagne, il existe des coopératives industrielles et de construction importantes ; elles montrent qu’aucun secteur économique utile à la société (contrairement aux fabriques d’armes et de voitures de course) n’échappe à priori à l’ESS.

Aussi chaque citoyen, chaque famille peut-il choisir d’appliquer des critères écologiques et sociaux lors de l’achat de biens et services nécessaires, tels que ceux vulgarisés par le commerce équitable. Un consomm’acteur cohérent avec ses valeurs cherche à habiter une coopérative d’habitation minergie, construite par une coopérative de construction. Il évite au maximum la mobilité « dure ». Il se fournit en légumes et en fruits auprès de producteurs de proximité, si possible bio, avec qui il passe un contrat. Il achète les céréales et autres produits de l’agriculture de proximité dans une plate-forme telle que Tourne Rêves à Genève ou directement aux producteurs locaux. Il boit des jus de fruits (parfois fermentés…) de la région, se fournit en produits d’entretien écologiques, voyage dans la région en priorité avec les transports en commun et fait du tourisme durable. Il tente de s’habiller avec des textiles produits dans des conditions sociales et écologiques certifiées (offre à développer), achète ses livres dans une librairie coopérative et des produits électroménagers du consortium Mondragon (coopérative industrielle). Il recourt aux services financiers d’une banque en cohérence avec les valeurs ESS. Il utilise des logiciels libres et travaille dans une entreprise dont il est membre (entreprise associative), coopérateur ou co-propriétaire, ce qui lui permet d’influer sur son évolution. Le fonds de pension de son entreprise est géré selon des valeurs ESS.

On ne trouve bien sûr pas de tout sur le marché ESS. Certains biens et services locaux ont (momentanément ?) disparu avec la mondialisation. D’autres sont à créer en fonction de l’évolution des besoins. Les tarifs des entreprises sociales et solidaires sont parfois un peu plus élevés que ceux du marché. Le respect des conditions de production et de transport écologiques et sociaux a son prix. Cela a été bien compris avec les produits du commerce équitable (une des familles de l’ESS)

De nouvelles formes de distribution sans intermédiaires permettent cependant de compenser tout ou partie de ces surcoûts. C’est notamment le cas avec l’agriculture contractuelle de proximité.

Au niveau des entreprises et des collectivités, la même politique peut s’appliquer aux achats : priorité aux biens et services produits avec des standards écologiques et sociaux les plus élevés. Ce levier des achats institutionnels, couplé à celui de la consomm’action des individus, est considérable ! Si chaque commune, chaque ville, chaque canton, chaque citoyen applique une telle politique dans notre pays, toutes les entreprises sociales et solidaires seront renforcées et de nombreux emplois locaux seront créés.
ESS_une_troisieme_voie.pdf
Sans limites et durable

Le potentiel économique de l’ESS n’a pas de limites théoriques. Il dépasse complètement la place résiduelle que certains aimeraient la voir occuper. On l’a vu, tous les biens et services utiles à une vie agréable et durable peuvent être produits par l’ESS. Les « parts de marché » de l’ESS dépendent de la demande individuelle et collective et de conditions-cadre favorables pour la production.

Les entreprises de l’ESS, tant en Suisse qu’à l’étranger, ont des pratiques économiques comparativement bien plus durables que les entreprises capitalistes ou que nombre de services publics. A Genève, ces dernières années, le prix et la bourse du développement durable ont d’ailleurs été remportés à plusieurs reprises par des organisations de l’ESS. Est-ce un hasard ?

L’ESS n’est pas un dogme économique appliqué à une réalité supposée uniforme. Ce n’est pas non plus une nouvelle théorie à mettre en œuvre. Ce sont des initiatives locales, singulières, souvent anciennes, ancrées durablement dans un territoire et une collectivité, et en évolution permanente. Aucune entreprise ESS n’est exempte de limites et de défauts, mais chacune s’engage à évoluer dans le sens de la justice sociale et du respect des équilibres écologiques.

L’avenir dira quelle sera la place de l’ESS dans l’économie suisse. De nombreux jeunes, chômeurs éjectés d’entreprises capitalistes et salariés bien payés, désirent s’y engager. Leur motivation principale est d’avoir une activité professionnelle en cohérence avec leurs valeurs humanistes et écologiques.

La crise actuelle nous rappelle que l’économie ne peut fonctionner sans régulation, donc sans valeurs. Les entreprises de l’ESS nous montrent qu’il est tout à fait possible de concilier valeurs humanistes, engagement écologique et efficience économique. Ceci passe par un travail patient de dépassement de nombreux préjugés : le profit n’est pas, par exemple, le seul moteur de l’économie et la seule motivation des entrepreneurs, loin s’en faut ; les coopératives ne sont pas un modèle éculé, dont l’aspect démocratique n’entraînerait que des lourdeurs inutiles ; les entreprises de l’ESS ne sont pas subventionnées, mises à part celles qui produisent des biens et des services pour la collectivité, etc.

L’ESS donne la possibilité à chacun de s’engager concrètement pour un monde meilleur, chacun à son niveau et selon sa marge de manœuvre, comme consomm’acteur et comme citoyen. Elle se construit de bas en haut, à côté de nous. Ce qui lui manque peut-être encore, comme le dit le philosophe français Patrick Viveret, c’est d’avoir l’ambition de ses moyens.

Chr. D.
 

[i] Pour un panorama général sur l’ESS, voir : collectif sous la direction de Jean-Louis Laville et Antonio David Cattani, Dictionnaire de l’autre économie, Gallimard, Paris 2006, 720 p.

[ii] L’avenir serait de fédérer les entreprises ESS dans les cantons où ce n’est pas le cas, pour donner une visibilité locale, puis nationale, à ces acteurs innovants, et qu’à terme, chaque canton héberge une Chambre de l’ESS, avec une fédération romande (puis nationale) pour assurer les liens et la promotion de l’ESS.

[iii] La Chambre de l’ESS développe différentes prestations pour ses membres, à l’instar des autres chambres de commerce, notamment dans le domaine de la formation, de l’information, de l’appui aux nouveaux projets d’entreprise ESS et elle défend les intérêts de ses membres. Son portail Internet, www.apres-ge.ch, permet de trouver des dizaines de services et de biens de consommation produits dans le respect de critères sociaux et écologiques. Après-Genève : 5 Rue Liotard, 1202 Genève, info@apres-ge.ch. Apres-vd.ch a vu le jour en 2009 avec des buts identiques : http://www.zen3.net/apres-vd.

L’économie sociale et solidaire Une troisième voie

Christophe Dunand, Genève
Président d’APRÈS (Chambre de l’économie sociale et solidaire)
Chargé de cours à la HES-SO, directeur de l’entreprise Réalise (Genève).

Article paru dans la revue Choisir, février 2010, p. 25-28

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A propos

Date de parution:
lun, 01.02.2010 - 06:00
Source: 
Revue Choisir - Février 2010
Thématiques: 
ESS

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